La Cour de Justice ouvre la porte (un peu plus) au dumping social
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- Création : mercredi 24 février 2021 00:27

La Cour de justice de l’Union européenne a rendu l’an dernier un arrêt important dans le cadre du détachement de travailleurs extrêmement mobiles dans les transports routiers internationaux.
La Cour précise le concept d’un « lien suffisamment étroit avec le territoire » vers lequel est envoyé le travailleur. A la suite de cette interprétation très stricte de la notion, de nombreux travailleurs ne seront pas considérés comme travailleurs détachés et ne bénéficieront dès lors pas non plus de la protection et des avantages dans le domaine du droit social, comme prévus par la directive relative au détachement des travailleurs.
Le 1er décembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt important (CJUE 1er décembre 2020, n° C-815/18, Federatie Nederlandse Vakbeweging/Van den Bosch Transporten BV e.a.) concernant l’application de la directive sur le détachement (Directive 97/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services) dans le cadre des transports routiers internationaux.
La directive sur le détachement est d’application aux entreprises établies dans un Etat membre qui détachent des travailleurs sur le territoire d’un autre Etat membre dans le cadre de prestations de services transnationaux et garantit la protection des travailleurs détachés pendant leur détachement en prévoyant des dispositions contraignantes dans le domaine des conditions de travail et de la protection du bien-être.
Dans l’affaire en question, des travailleurs d’une société allemande et hongroise appartenant à un même groupe avaient été mis à la disposition d’une entreprise sœur hollandaise. Même si les transports étaient principalement effectués en dehors du territoire, ils commençaient et terminaient généralement leurs activités aux Pays-Bas.
Le syndicat néerlandais FNV était dès lors d’avis qu’il s’agissait de travailleurs détachés auxquels étaient d’application les conditions de travail en vigueur aux Pays-Bas prévues par les conventions collectives de travail.
La FNV s’était dès lors adressée au tribunal. A la lumière de cette procédure juridique, un certain nombre de questions préjudicielles ont été posées à la Cour de justice européenne afin d’avoir la clarté sur l’application de la règlementation européenne et notamment sur les conditions régissant le détachement dans les transports internationaux.
Le principal point du dossier concernait donc l’application de la notion de « lien suffisamment étroit avec le territoire de l’Etat membre de détachement”.
Dans son arrêt, la Cour approfondit sa jurisprudence issue de l’arrêt Dobersberger (CJUE 19 décembre 2019, C-16/18, Michael Dobersberger/Magistrat der Stadt Wien). Cet arrêt, qui concernait également des travailleurs très mobiles, utilise pour la première fois la notion de “lien suffisamment étroit” dans le cadre du détachement. Il stipule qu’un travailleur ne peut être détaché sur le territoire d’un Etat membre si l’exercice de ses activités ne présente pas de lien suffisant avec ce territoire.
Dans le dossier de la FNV, la Cour précise la signification de la notion. Ainsi, la Cour considère que pour apprécier ce lien, il convient de tenir compte des caractéristiques de la prestation de services pour laquelle le travailleur est occupé ainsi que de la nature des activités exercées par le travailleur concerné sur ledit territoire. Plus spécifiquement pour les travailleurs mobiles et donc aussi les chauffeurs occupés dans le transport international, il faut tenir compte de la mesure dans laquelle les activités de ce travailleur se rattachent au territoire ainsi que de la part que ces activités représentent dans l’ensemble de la prestation de transport (le chargement/déchargement de marchandises, l’entretien/nettoyage des véhicules sont ici des éléments pertinents s’ils sont effectués par le chauffeur lui-même).
Lorsqu’un travailleur fournit des services très limités sur le territoire de l’Etat membre vers lequel il est envoyé, il n’est pas considéré comme étant ‘détaché’. Tout comme dans l’arrêt Dobersberger, la Cour considère que le transit sur le territoire d’un Etat membre est un élément insuffisant. Il en est de même pour un chauffeur qui n’effectue que des transports transnationaux au départ d’un Etat membre où est établie l’entreprise de transport vers le territoire d’un autre Etat membre ou vice versa. La situation décrite dans le dossier de la FNV, à savoir un chauffeur mis à la disposition par une entreprise (allemande ou hongroise) d’une entreprise établie dans un autre Etat membre (Pays-Bas), qui reçoit ses instructions et commence et termine ses missions au siège principal de cette dernière, est elle aussi insuffisante selon la Cour dès lors que l’exécution du travail dudit chauffeur ne présente pas, sur la base d’autres facteurs, un lien suffisamment étroit avec ce territoire. En revanche, les activités de cabotage, quelle qu’en soit la durée, présentent automatiquement un lien suffisamment étroit.
Comme le montrent les éléments qui précèdent, la Cour attache une grande importance à l’appréciation de la notion de ‘lien étroit’. Le fait que des sociétés appartiennent au même groupe ne porte pas atteinte à l’obligation de vérifier le ‘lien étroit’ et est en soi insuffisant pour démontrer l’existence de ce lien.
L’introduction de la notion de ‘lien suffisamment étroit avec le territoire de l’Etat membre’ dans l’arrêt Dobersberger a ouvert la porte à la discussion sur le champ d’application de la directive relative au détachement. L’arrêt rendu dans le dossier de la FNV démontre que la jurisprudence n’hésite pas à donner une interprétation stricte à la signification d’un tel lien. Le caractère abstrait de la notion n’est pas seulement source d’insécurité juridique mais aussi d’abus avec toutes les conséquences néfastes que nous connaissons. Jusqu’ici, la notion de ‘lien étroit’ est utilisée uniquement dans le cadre du détachement de travailleurs extrêmement mobiles, mais qui ose dire qu’elle restera limitée à ce secteur ?